Tous les services institutionnels de la ville d’Autun ont eu l’occasion de faire l’expérience de la confusion qui peut se créer lors de la rencontre avec les Autunois bulgares autour de la présentation de soi et de la multiplication des prénoms et des noms de famille. À l’hôpital, à l’école, à la mairie, dans les centres sociaux, etc., tous les professionnels disent combien ils ont été déstabilisés dans leurs pratiques d’accueil et de prise en charge par la difficulté de comprendre comment les Autunois bulgares s’identifient eux-mêmes.

Soit que le prénom ou le nom ne soit pas le même que celui qui figure sur les documents d’identité, soit que le prénom donné ne soit pas le même selon les circonstances, soit qu’il semble compliqué de distinguer les individus parce qu’ils portent tous le même prénom. La complexité de la situation laisse souvent les professionnels interdits et tentés de conclure à des stratégies volontaires d’évitement et de dissimulation.

Plusieurs éléments permettent de comprendre ce phénomène qui s’inscrit en réalité dans de multiples nécessités liées au parcours des Autunois bulgares. Les ethnologues décrivent depuis longtemps comment l’usage des noms propres nous renseigne sur la façon dont les groupes sociaux fabriquent des systèmes de parenté pour se protéger ou faciliter la communication, créer des alliances et signifier les différences. Dans sa thèse, Alexandra Clavé-Mercier donne un éclairage intéressant sur la question, que nous allons reprendre ici à la lumière de la situation autunoise.  

  • Une volonté d’être compris 
    Sur le terrain on constate souvent que les Autunois bulgares rencontrés se présentent sous un prénom différent de celui utilisé par leurs pairs. C’est le cas par exemple de ce jeune homme qui se présente lors d’un entretien sous le prénom d’Osman alors que son vrai prénom est Ognian. Il explique alors que « c’est plus simple pour les gens de comprendre Osman ». Son intention est de simplifier la première relation. A la question « Comment tu t’appelles ? », il souhaite donner une réponse qui crée directement une relation possible et pas une réponse du genre « Quoi? Tu peux répéter? tu peux épeler? » C’est un choix d’efficacité relationnel en exil. 
  • Se réinventer et sortir d’une condition stigmatisante

Selon Alexandra Clavé-Mercier, modifier son prénom dans le cadre d’interactions avec les acteurs de la société d’accueil participe à une « réinvention subjective de l’individu ». Les Autunois bulgares arrivent d’un contexte sociétal en Bulgarie ou ils étaient déjà marginalisés et stigmatisés. Changer de prénom en changeant de pays pourrait donc participer d’une manière de s’émanciper d’une condition stigmatisante, d’une façon de se défaire d’une étiquette. 

  • Délimiter des espaces relationnels

Ceci étant, cette pratique de la multiplication des prénoms n’est pas uniquement générée par le contexte migratoire, elle semble être surtout adaptée à un contexte différent et facilitée par des usages préexistants en Bulgarie. 

Alexandra Clavé-Mercier explique qu’en Bulgarie, pour cette population, il est usuel d’utiliser un prénom officiel pour les institutions et le reste de la société, un prénom usuel dans l’entre soi et enfin un surnom uniquement utilisé dans un contexte familial. Les deux dernières formes peuvent se confondre. Le surnom sert surtout à identifier la personne au sein d’une même famille quand il y a des homonymes. Les espaces relationnels sont ainsi délimités. Cela nous renseigne sur les frontières sociales perçues au quotidien par les Autunois bulgares, nécessitant des besoins d’espaces de protection pour les relations sociales. 

  • Un ancrage historique 

Toujours selon l’anthropologue Alexandra Clavé-Mercier, ces changements de prénoms font aussi échos historiquement aux campagnes de changement forcé des noms et prénoms d’origine arabo-turque chez les citoyens bulgares appartenant à des minorités ethniques musulmanes, qui a eu lieu entre 1971 et 1985 en Bulgarie. « Les Roms musulmans et/ou turcophones ont donc été également visés par cette campagne, au cours de l’année 1981 particulièrement. Si le gouvernement bulgare post-communiste prend la décision, en décembre 1989, de permettre le retour aux anciens noms et prénoms de ces personnes, il n’en demeure pas moins que cette mesure assimilationniste semble être toujours présente d’une certaine façon. »

La multiplication des prénoms et des noms a donc une fonction sociale importante, d’une part vis à vis d’héritages culturels, historiques et politiques très récents dont les Autunois bulgares sont encore porteurs et d’autre part vis à vis des stratégies d’adaptation dont ils doivent nécessairement faire preuve dans la société qui les accueille. 

Laurie Darroux – Ethnologue