On m’avait rapporté quelques légendes sur les lieux de vie des autuno-bulgares.
Il se raconte parfois que leurs foyers sont sales, que des humains s’y entassent en secret, entourés des richesses payées par la ville…

Aujourd’hui je rencontre Pembe, Sergueï et leurs petits-enfants pour la première fois.
Ils vivent au premier étage d’un immeuble dont les communs sont un peu tristes, les peintures défraîchies. On ne croise personne dans l’escalier.
On sonne à la porte et très vite un visage apparaît, un peu étonné mais pas décontenancé. 
Il s’agit de Sergueï, il a l’air un peu fatigué. Alex lui explique que nous venons prendre des nouvelles, passer un moment avec eux. Bien que nous ne nous étions pas annoncés, il nous ouvre grand la porte.

À l’entrée, des paires de chaussures sont alignées contre le mur. On se déchausse, ça semble évident que c’est ainsi qu’on procède ici. L’appartement est très lumineux et contraste avec la grisaille de la cage d’escalier.
Il y a la cuisine à droite, puis une pièce de vie, le salon, qui donne sur un petit balcon d’un côté, et sur le couloir qui distribue les chambres de l’autre. Le sol est impeccable, on sent que le ménage est une affaire sérieuse… Il n’y a pas ou peu de décoration, juste une grande étagère sur laquelle repose la télévision. Comme dans de nombreux foyers, c’est l’élément central du salon.
À chaque extrémité de la pièce sont disposés de grands canapés, simples et confortables qui se font face. Rien de luxueux, peu d’objets qui me raconteraient une histoire : chaque chose est rangée à sa place, sobrement. Je m’y sens bien instantanément. 

D’ailleurs je reçois un accueil touchant par la petite fille de Sergueï. Elle doit avoir 3 ou 4 ans. Je m’agenouille pour la saluer et elle s’avance vers moi doucement pour me prendre dans ses bras… Ses grands-parents la garde pour la journée ainsi que son cousin qui doit avoir sensiblement le même âge. 

On s’installe vers le canapé près de la fenêtre et Pembé nous propose un café. Sergueï qui a l’air exténué nous explique qu’il arrive tout juste d’un périple en Bulgarie. 48h de voiture. Il est assis de l’autre côté de la pièce, sur l’autre canapé. Ses petits-enfants ne le lâche pas d’une semelle ! Ils sont très tendres les uns avec les autres et la petite fille ne cesse d’embrasser son grand-père qui l’enlace. Ils semblent très heureux de se retrouver. 

On nous réserve un accueil attentionné et Sergueï, les yeux rougis par le voyage fait tous les efforts du monde pour partager ce petit moment avec nous. Pembé nous rejoint avec les cafés qu’elle dépose sur la table basse et son époux après avoir insisté pour qu’elle nous offre des biscuits s’éclipse discrètement. Je suis un peu gênée d’avoir interrompu ce moment particulier du retour à la maison, ils devaient avoir beaucoup de choses à se dire…

Les enfants sont vraiment attendrissants. Le spectacle de leur jeu nous amuse tout au long de la visite ! Ils ne parlent pas français mais leurs yeux pétillants s’adressent à nous joyeusement. Ils n’ont pas l’air franchement surpris de nous voir ici, on sent qu’ils ont l’habitude d’être en compagnie, qu’ils ne se sentent pas menacés par l’intrusion d’inconnus dans leur petit monde.
Ils parlent turc et le petit garçon sait dire « Yes » en anglais ! Ils miment chacun de nos gestes, on se fait des grimaces dans une atmosphère légère. Ils répètent nos prénoms jusqu’à parvenir à une prononciation satisfaisante et nous répétons les leurs. Ils n’auront de cesse de jouer malicieusement et Pembé de les reprendre pour qu’ils ne soient pas trop bruyants, mais sans excès d’autorité. 

La télé est allumée, une chaîne turque diffuse des dessins animés. Nous buvons notre café avec Pembé qui s’est installée à nos côtés et nous entamons une conversation de courtoisie. Le temps qu’il fait, la situation sanitaire qui les a un peu privés de fêter le réveillon comme ils en ont l’habitude.  Pembé nous explique qu’elle se sent un peu isolée mais que finalement la pandémie ne change guère ses habitudes.  Son fils qui est est tombé malade il y a quelques années occupe ses journées et la contraint à ne pas trop sortir. Il ne peut pas rester seul car il ne s’alimente pas sans sa présence.

Pembé nous dit qu’elle aimerait beaucoup travailler.
En Bulgarie, elle était ouvrière dans l’usine municipale de fabrication de chaussures. Elle opérait sur une chaîne de montage. Son visage s’éclaire lorsqu’elle nous parle de son métier. Elle nous confie aussi qu’elle adore dessiner, depuis toujours, mais qu’à présent, lorsque elle griffonne quelque chose, elle jette son oeuvre. Elle est fière de nous raconter que son fils a hérité de ses talents !
En Bulgarie avant les années 90 nous explique-t-elle, le régime communiste lui semblait garantir une existence acceptable. Elle nous partage ses souvenirs d’une période un peu bénie. Puis la démocratie est arrivée et la crise avec elle. Plus de travail, plus d’argent, les gens sont devenus pauvres. Pembé ne comprend pas qu’elle ne puisse pas accéder à l’emploi ici. Bien sûr elle ne parle pas français, mais elle a des compétences et elle semble dégourdie. Rester chez soi c’est un peu triste… 
Pendant toute notre discussion, elle s’exprime avec beaucoup de douceur. Alex fait office de traducteur mais elle nous regarde beaucoup. Il n’y a pas que les mots pour partager un moment ensemble. Je crois sincèrement que notre visite lui fait plaisir, que recevoir des invités fait partie de la vie et du sens que l’on peut donner aux jours qui passent dans sa famille. 

Avant que l’on se quitte, les parents des enfants sont arrivés.
Ils n’étaient pas surpris non plus de nous voir là ! Nous nous saluons et ils prennent place quelques minutes sur l’autre canapé. Décidément, l’espace ici est pensé pour partager des moments conviviaux. Il y a longtemps qu’en France on ne s’invite pas chez les gens sans prévenir, comme si nous avions perdu notre envie de vivre ensemble ou que l’intimité primait sur la vie collective. 

Rencontrer Pembé, Sergueï et leur famille me confirme que les richesses artificielles et matérielles dont certains partagent le fantasme n’existent pas. Chez eux, la vraie richesse qu’on pourrait jalouser, c’est leur culture d’une hospitalité simple et généreuse. 
Lorsque nous prenons congé, ils nous accompagnent à la porte d’entrée et je n’ai pas envie de les quitter. 

Laëtitia Déchambenoit – Journaliste ethnographique