Les jeunes de 16 à 25 ans bénéficient en France d’une politique publique spécifique. S’ils n’ont plus l’obligation scolaire, ils n’ont pas non-plus l’accès à des ressources telles que les minima sociaux. Ils sont considérés comme des adultes en construction, soutenus par leurs parents ou accompagnés par des dispositifs facilitant l’accès à la culture, au sport, à la formation, à la prévention, à l’emploi, à la mobilité, etc. L’ensemble des acteurs qui travaillent avec ce public sait qu’il est l’un des plus difficiles à capter depuis plusieurs dizaines d’années. Pas encore adaptées aux normes qui s’imposent aux adultes, les personnes de moins de 25 ans prennent des trajectoires hors normes, innovent et s’adaptent à leur contexte, orientations difficiles à cerner pour les institutions.

La complexité de lisibilité des prises en charge sectorielles ont amené les collectivités à mettre en place des guichets uniques, des points jeunesse, etc. On imagine que si cette personne est étrangère, voire ne parle pas français, le contact avec la société est d’autant plus difficile. Le modèle scolaire français invite très tôt les enfants à se projeter: c’est à dire établir un projet professionnel. Le défi est de taille dans une ville où les emplois se font rares et dans un climat actuel de crise économique mondiale. Tous les professionnels qui accompagnent ces personnes dans leurs orientations témoignent de leur difficulté croissante à se projeter, qui est proportionnelle à leur situation socio-économique: le champs des possibles se réduit avec les conditions de pauvreté. Pour les jeunes de cette âge, notamment ceux issus de l’immigration, l’interprétation est différente, ils ont le sentiment que la société et les institutions brisent leurs rêves. Cet état des lieux, très sommaire, vise à replacer la question des jeunes Autunois bulgares dans un contexte. Cet article présente quelques éléments de compréhension de la manière de voir l’avenir pour des jeunes Autunois bulgares rencontrés à la mission locale, à l’association franco-bulgare et en atelier socio-culturel.

Bûcheron

Il n’y pas d’homogénéité entre les Autunois.e.s bulgares de 16 ans et ceux de 25 ans. A 16 ans, le ou la jeune est encore avec ses parents, il/elle n’a souvent rien connu d’autre que la situation d’exil entre France et Bulgarie. A 25 ans, la jeune femme est peut-être en ménage et peut avoir un ou deux enfants. Cette dernière génération a connu la Bulgarie avant sont entrée dans l’Union européenne, dans une situation de crise économique sans précédent qui a fortement impacté les Bulgares turcophones (cf. articles « Ne plus être une minorité »). Lorsqu’on échange au siège de l’association des « Amis de Pechtera » avec les plus jeunes (âgés de plus de vingt ans en général), venus jouer aux cartes et profiter de la sociabilité du local, le futur semble assez homogène: « Bûcheron ». Très peu parlent français, ils sont arrivés en France depuis quelques années seulement avec leurs parents. Et ils reproduisent le modèle pour lequel ils ont émigré: accéder aux emplois proposés par les entreprises forestières locales. La voie est tracée, les démarches sont connues, les contacts sont pris. Le reste est en dehors du champs des possibles. Certains commencent à parler de devenir « maçon ». Pour des raisons similaires. En effet, les Bulgares en exil depuis plus longtemps à Bordeaux ou Dijon, ou Nevers ont exploré ces métiers et deviennent un modèle possible. Ces réponses, très systématiques, ne me surprenaient pas. Un processus semblable est à l’œuvre dans tous les groupes auprès desquels un agent extérieur vient demander leurs perspectives, le même instinct de norme collective qui poussent les enfants d’une famille à dire qu’ils veulent être agriculteur, pompier, policier.e, institutrice, etc. en fonction de l’époque et du milieu. La même résignation de classe aussi, bien étudiée par le sociologue Pierre Bourdieu, qui montre que la reproduction sociale, dans une famille, est un cadre de construction très difficile à dépasser. Pour déjouer ce phénomène et sortir notre discussion d’un rapport normé et administratif, j’étais venue au local de l’association avec une musicienne. Elle a interprété en direct plusieurs morceaux, télé allumée et jeux de carte engagés. Nous avons été frappées par le peu de cas fait de cette musique par les adultes, comme si ça renvoyait pour eux à une habitude, ça égayait un peu, mais pas suffisamment pour arrêter de jouer. Une discussion sur ce sujet nous a fait comprendre que, peut-être, le rythme n’était pas assez endiablé. Mais d’un autre côté, nous avons été surprises par l’intérêt des plus jeunes à la pratique de l’instrument. La musicienne leur a fait essayer le violon, ils avaient envie d’apprendre à en jouer.
Pour les quelques jeunes femmes de cette génération, croisées au hasard des entretiens, la réponse est plus succincte, certaines qui parlent un peu français, se dédient à l’interprétariat (qui correspond à de la médiation à l’image de quelques femmes autunoises bulgares qui font ce travail), les autres auront un mari et des enfants. Une partie des mères autunoises bulgares ont été ouvrières en usine: un travail à la chaîne dans une entreprise d’état qui leur donnait satisfaction. Mais la réalité du travail proposé en France semble inaccessible à ces femmes aujourd’hui (à lire dans un prochain article).
On perçoit que le « modèle », dans la logique d’un groupe en exil issu de milieux socio-culturels défavorisés, est déterminant pour le récit que chaque individu peut se construire de son avenir. Mais ce n’est pas la seule raison qui pousse les jeunes Autunois bulgares à se projeter dans des stéréotypes reproduisant ce que font les plus vieux. Le sociologue bulgare Llona Tomova, qui travaille sur l’accès à l’emploi des minorités en Bulgarie, rappelle qu’il s’agit d’un pays dont l’économie est en berne, qui connaît un taux d’emploi faible par rapport au reste de l’Union européenne et le salaire mensuel minimum les plus bas: en 2011, seuls 58% des 15-64 ans avaient un emploi pour un salaire de 140 euros par mois en moyenne. Les personnes issues des minorités qui habitent dans les quartiers pauvres ne peuvent trouver de travail que de façon saisonnière, temporaire, voire le plus souvent journalière, dans le bâtiment, les travaux agricoles les plus pénibles, les industries de transformation de matériel, la maintenance des routes. Certains sont aussi engagés comme médiateurs dans le quartier. Beaucoup de familles améliorent leurs revenus grâce à la collecte de ferraille, de bois, de plastique, d’herbes et de champignons. De façon plus permanente, les entreprises de services communaux (entretien et nettoyage des rues, des toilettes publiques, des gares…) emploient majoritairement ces habitants déclassés. Le sociologue précise que beaucoup font aussi du commerce informel de nourriture sur les marchés ou dans la rue et que les plus pauvres accomplissent des tâches domestiques pour les autres. Ces activités économiques sont donc, pour la plupart, soit temporaires, soit informelles, en dehors de toute réglementation. Leur taux de chômage est deux fois supérieur aux autres Bulgares. Objectivement ils sont moins bien payés que les autres pour le même emploi et font l’objet de discrimination dans les recrutements. Par ailleurs, après l’effondrement du bloc communiste, les emplois se sont répartis dans des réseaux de relation dont sont exclus les plus pauvres. Enfin la ségrégation spatiale y est pour beaucoup, les écoles de ces quartiers sont de médiocre qualité et aucune entreprise ne s’y installe. Pour la plupart, ces activités ne sont pas viables à l’année, ils migrent donc pour gagner de l’argent et occupent ces emplois très précaires quand ils reviennent au pays (voir l’article « Focus – des vies transnationales) ». Il existe une frontière spatiale, économique, sociale entre les minorités Bulgares et les autres Bulgares. Quand on vient d’un quartier pauvre, comme c’est le cas de beaucoup d’Autunois bulgares, on sait qu’on ne finira pas directeur quoi qu’il se passe. Et c’est un euphémisme. C’est la conséquence directe du fait d’habiter dans un ghetto, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud, comme en Bulgarie. Chaque personne a intégré le fait que seuls quelques domaines d’emploi leur étaient accessibles, les plus précaires et pénibles, à l’exclusion des autres. Rien ne sert de faire des projets, à part celui de la migration. Rien ne sert d’apprendre un métier puisque ce seront les activités informelles et l’économie parallèle qui permettront de subsister au quotidien.
Devenir bûcheron, inscrit à la MSA, constitue dans cette expérience une réelle ascension sociale.

Tout sauf bûcheron

Heureusement, il y a la télévision. Lors des discussions et des entretiens à domicile, nous avons pu observer à quel point les stars de la télévision ouvraient des perspectives. Comme dans l’ensemble des pays du monde, c’est par l’écran qu’un rêve peut aujourd’hui s’envisager pour les jeunes et les femmes, qui accèdent moins facilement à une carrière professionnelle. Lors des échanges informels avec quelques Autunois bulgares plus jeunes, l’insouciance ressemble à celle de tous ceux de leur âge, mais les perspectives sont plus variées que leurs aînés: dessiner, faire de la mécanique, être coiffeuse, chanter.
Dimitar est en formation dans l’un des dispositifs de la mission locale. Il a 19 ans à l’époque de notre rencontre. Il était arrivé en France deux ans auparavant. Pour lui, la chose est claire, il veut bien faire n’importe quoi, il ne sait pas quoi d’ailleurs, mais pas bûcheron, c’est trop dur. Accéder à ce point de vue a nécessité trois entretiens individuels. A la première rencontre, nous discutions sur des banalités, enfin, plus exactement, je le questionnais sur des choses simples: son prénom, et ceux de ses ancêtres. Au bout d’une demi-heure, j’ai eu le sentiment qu’il ne comprenait pas mes mots. Habituellement, je m’adapte immédiatement aux personnes allophones, mais là sa stratégie de dissimulation était telle que je ne m’étais rendue compte de rien. La personne en charge de son suivi, qui m’avait signalé son manque d’assiduité, m’a ensuite expliqué qu’elle se doutait qu’il ne comprenait pas tout. A cette occasion, nous avons fait l’observation ensemble qu’il ne comprenait absolument rien, tout en gardant une attitude de compréhension apparente. La fois suivante, j’ai utilisé des techniques qui lui permettaient de me poser des questions. Nous échangions sur la musique. Je lui faisais écouter un clip réalisé par l’un de ses amis. Par des mots et des gestes, il a communiqué avec nous et une certaine convivialité a pu se mettre en place. La fois suivante, j’ai pu recueillir sa projection professionnelle, encore en construction. Il savait ce qu’il ne voulait pas, sa projection était le refus d’une projection vers le bûcheronnage. Sorti de cette voie tracée, il n’avait aucune idée d’un chemin vers un autre futur. Cela par ailleurs ne l’angoissait pas du tout. Il avait cette posture de confiance dans l’avenir qu’ont intégré certain.e.s femmes ou hommes musulman.e.s. expérimentés au mektoub (destin judicieusement choisi par dieu). Mais lui n’invoquait pas dieu, sa confiance venait de son rapport au temps. Il me faisait penser à d’autres jeunes issus d’autres cultures ou de culture française qui évoluent dans un espace temporel resserré: peu de souvenirs des événements, pas de volonté de programmer au-delà de la journée. Et ce temps resserré, je l’ai retrouvé dans mes échanges avec plusieurs adultes venus de Bulgarie. Cela m’a renvoyé aussi à ce rapport à un temps cyclique, largement décrit par l’anthropologie, un temps coutumier où les choses reviennent sans qu’on ait besoin d’organiser ou de prévoir une progression. Une organisation rodée par la répétition sans fin du même cycle. Il faut mesurer la rupture d’identité que cela représente pour lui de sortir de la voie du bûcheronnage. Une rupture de l’ordre du transfuge de classe, qu’aucun de ses parents ne peut accompagner. Au delà, Dimitar est en train de desserrer son temps, et se familiariser avec la possibilité de progresser, puisqu’il commence à venir plus régulièrement aux rdv, il se réconcilie avec cette étape première du projet: admettre qu’il y a un lendemain qu’on peut façonner.

Vivre ou/et faire des projets

En explorant les goûts et les habitudes d’autres un peu plus jeunes qui sont accueillis au centre social dans le cadre d’ateliers socio-culturels, j’ai pu m’apercevoir du large panel de leurs pratiques et de leur culture générale. Ils m’ont présenté leur goût pour le rap dont leurs deux jeunes amis Anton et Kosta étaient les chantres, avec leurs clips auto-fabriqués: une chanson d’amour déçu, des états d’âme qui s’accommodent des ruines gallo-romaines et une intégrité préservée par la fierté d’être bulgare. Un artiste, intervenant dans cet atelier, m’a par ailleurs décrit leur agilité et leur intérêt pour le dessin. Je l’avais déjà relevé chez deux mamans et un collégiens. Une autre intervenante m’a permis d’observer l’assiduité de son groupe aux sorties cinéma. Les intervenants culturels n’ont pas toujours autant de succès avec les jeunes adolescents français.

Les animateurs et les intervenants mettent en place la plupart du temps de courts projets sur deux séances pour leur apprendre à desserrer leur temps. Mais le présent de ce qu’ils vivent tout de suite garde toute leur attention. « La vie », c’est partager les moments avec leurs amis, la famille. « La vie », c’est écouter de la musique, danser, jouer aux cartes. « Le bûcheron » (c’est la manière dont le métier est désigné par beaucoup d’Autunois bulgares en français), c’est un passage obligé pour pouvoir vivre. Le rapport au temps du projet est quelque-chose de moderne. Il nous semble aller de soi. Pourtant construire un projet s’apprend. La pédagogie de projet est une discipline. Connaître les étapes qui permettront de mener à bien notre projet est la clef de sa réussite, nous n’y parvenons pas toujours. Le « mode projet » a envahi toute la sphère de l’action publique mais n’a rien d’une disposition naturelle qu’on recevrait à la naissance. Pour ces jeunes, fabriqués dans une autre logique, celle du présent et de la confiance dans la répétition d’un cycle inéluctable, le mode projet est tout simplement mystérieux. Surtout, le mode projet n’a jamais fait ses preuves dans leur monde à eux, sauf peut-être pour les stars de la télévision. Beaucoup d’aptitudes culturelles, artistiques, sportives, beaucoup de curiosités sont latentes. Tous les animateurs avec lesquels j’ai pu travailler en ont l’intuition. Il s’agit de trouver les ressorts pour que ces aptitudes s’affirment, se libèrent des frontières du ghetto, s’expriment. Etape nécessaire à l’entrée dans le mode projet tel que l’état français entrevoit la réussite professionnelle. On comprend alors les difficultés, tant ces étapes ne peuvent pas être brûlées et tant ce processus entre en résistance avec une histoire intime et collective de ségrégation. Il est une nécessité, pour les acteurs de l’éducation, de l’animation et de l’entrée dans l’emploi, de se coordonner pour réussir à prendre en charge la part qui leur revient dans ce processus. Gageons qu’une trajectoire où l’on explore ses aptitudes latentes et où l’on apprend à admettre qu’il y a un lendemain, permette de raccrocher beaucoup de personnes perdues dans ce « mode projet », pas uniquement jeunes, et pas uniquement étrangères.

Caroline Darroux – Ethnologue

Illustration en haut de l’article: photographie de l’Atelier fresque mis en place par la DCSU avec des jeunes Autunois bulgares, JSL, 2019.