L’histoire politique et sociale de la Bulgarie est complètement différente de celle de la France. Pour comprendre les situations de blocage dans lesquelles se retrouvent les travailleurs sociaux, les professionnels de l’accès aux droits, les représentants de l’état et les Autunois bulgares, il est nécessaire de s’imprégner de la manière dont se sont construites les identités là-bas et ici. Cela permet de mieux voir les contradictions dans lesquelles les Autunois bulgares, les forçant à évoluer et à s’adapter d’un pays à l’autre. Cet article condense les apports des travaux de l’anthropologue Alexandra Clavé-Mercier et les entretiens réalisés en 2020 avec plusieurs familles autunoises bulgares.

Ségrégation et assimilation des Bulgares turcophones

Les Autunois bulgares sont en majorité turcophones. Cela détermine toute la vie d’un individu et de sa famille en Bulgarie depuis des siècles. Car les personnes turcophones sont directement associées à la colonisation de la Bulgarie par les Ottomans. Les Bulgares turcophones musulmans sont identifiés soit comme des descendants des colons (qu’il faut chasser) soit comme des convertis (qui doivent se repentir). La colonisation a duré cinq siècles, jusqu’à la fin du 19e siècle. Et après la libération de la Bulgarie, la construction d’un état autonome s’est faite sur la marginalisation puis l’effacement de tout ce qui renvoyait à la culture ottomane ou musulmane. L’état bulgare a donc fabriqué des « minorités » au sein de sa population pour purger son propre statut de minorité au sein de l’Empire Ottoman. Les minorités, en droit international, sont des groupements de personnes liées entre elles par des affinités religieuses, linguistiques, ethniques, politiques et englobé dans une population plus importante qui a une religion, une langue, une ethnie ou des orientations politiques différentes. Les droits des minorités sont aujourd’hui reconnus par de nombreux états, par l’Union européenne et par les organismes internationaux comme l’ONU, l’UNESCO. Mais cette reconnaissance est plutôt récente. En France par exemple, la nation s’est bâtie sur l’assimilation forcée des minorités régionales: l’obligation de parler français à l’école sous peine d’être puni est un souvenir encore vif de cette politique d’assimilation chez les plus anciens.

En Bulgarie, cette reconnaissance des droits des minorités date des années 1990. Mais une politique envers les minorités existe depuis beaucoup plus longtemps. La politique identitaire de l’état bulgare royaliste (1878-1946) puis communiste (1946-1989) puis démocratique (depuis 1990) s’est construite en Bulgarie par l’utilisation de la ségrégation. Il s’agit d’un principe de séparation physique des personnes selon des critères ethniques et raciaux (la langue, la religion, l’apparence), dans les activités du quotidien, dans la vie professionnelle, dans l’exercice des droits civiques. Elle peut être inscrite dans la loi ou active « de fait ». En Bulgarie, elle était inscrite dans la loi jusqu’à 1989, puis s’est maintenue « de fait » depuis.

Une identité de « minorité ethnique » a été plaquée sur une grande partie de la population bulgare, depuis l’extérieur, par un état qui taille au cutter les contours de soi-disant « ethnies ». La religion reste le critère central. Puis la langue ainsi que les coutumes. Dans l’entre-deux-guerres mondiales, la majorité des Bulgares turcophones ainsi que d’autres minorités ont été séparés des autres membres de la population bulgare, sur des bases ethniques et religieuses: ils vivaient alors dans des quartiers à part, et leur niveau d’éducation était très faible (fort pourcentage d’illettrés dans ces quartiers en 1945).

Turcophone ne signifie pas « parler turc ». Ces personnes ne parlaient pas toutes la même langue, plutôt des variantes de la même langue turque.

Katerina Karabencheva-Lévy, dans la thèse qu’elle a dédiée aux politiques publiques à l’égard des minorités ethniques et religieuses en Bulgarie et en Roumanie (2010), parle d’une période « contradictoire », montrant que les « minorités ethniques » sont d’un côté autorisées à parler leurs langues et pratiquer leurs religions, et de l’autre sont exclues de la vie politique (interdiction de droit de vote).

Le régime communiste mis en place en 1946 en Bulgarie, connaît au départ une certaine tolérance vis-à-vis de ces « minorités ethniques » avec un droit à l’éducation et à la culture au sein de la minorité. L’état reconnaît des caractéristiques culturelles (religieuses et linguistiques associées à une situation sociale et économique) qu’il identifie comme des attributs négatifs (traditions arriérées, population illettrée). Il investit alors dans le changement identitaire de ces minorités, de gré puis de force.

Le socialisme réel, qui voit le jour en 1956 et jusqu’à 1989, devient en effet fortement assimilationniste. Après avoir catégorisé les différences culturelles, l’objectif de l’état fut de les effacer totalement pour homogénéiser le peuple. La ségrégation se retourne alors en assimilation : les individus identifiés dans les minorités doivent abandonner totalement leur culture volontairement ou sous la contrainte pour adopter celle de la nation bulgare. En échange: promesses d’urbanisation, mobilité sociale verticale et horizontale, émancipation de la femme, arrachement de l’individu des rigides structures patriarcales, vie dans un espace social plus large – en « société », pas en « communauté ». Les personnes, identifiées tout d’abord comme différentes, sont alors le souci prioritaire des autorités, l’école républicaine garde une veille très attentive sur leurs enfants, le travail organisé par l’état embauche massivement les femmes de ces groupes et aussi les hommes.

Les minorités turques et musulmanes furent particulièrement touchées de façon violente, voire brutale, par certaines mesures visant à l’élimination de toute présence turque / musulmane dans le pays. Sont alors également concernés de près les « Tsiganes musulmans ». Fermeture des écoles turques, interdiction de la langue, bulgarisation des noms de famille et des prénoms sur les papiers d’identité et les sépultures, destruction des mosquées et profanation des cimetières, avec le soutien de l’armée de milices, interdiction de toute expression d’appartenance distinctive (vêtements, fêtes, circoncision), interdiction de se marier entre Roms et Bulgares. Les refus sont menacés d’internement dans des camps. Entre 1968 et 1978, le pays connaît une émigration de 130 000 Turcs de Bulgarie vers la Turquie selon un accord entre les deux gouvernements. Malgré cette politique d’assimilation des groupes ethniques, la ségrégation persiste dans les quartiers périphériques des villes, pour mieux les contenir et les cibler. La confusion se renforce, au niveau des pouvoirs publics et de la société bulgare, entre minorités turques et minorités roms.

Bataille de Varna contre le sultan Mourad II -1444 – Jan Matejko

Survivre grâce à des identités flottantes et grâce au groupe

Mettons-nous dans le point de vue d’un Bulgare turcophone de ces époques, nous chercherions à nous positionner dans la catégorie la mieux favorisée, en fonction des gouvernements, catégorie qui de toute façon nous est étrangère car aucune ne nous correspond vraiment. Ce sont des boîtes pré-fabriquées par un pouvoir qui est le seul à avoir la légitimité de désigner ce que sont les humains qui habitent dans son pays. Après trois générations de discrimination des turcophones pour l’accès aux premières nécessités de subsistance (se loger, se nourrir, travailler, se soigner, accéder à la vie civile), nous aurions stratégiquement eu tendance à gommer nos particularités qui empêchaient d’y accéder. Nous aurions répondu de moins en moins clairement à la question: « de quelle ethnie êtes-vous? » Et nous aurions eu tendance à ne rien transmettre à nos enfants, pour leur bien.

Imaginons les ruptures multiples que nous aurions dû vivre dans la manière de nous définir. Après la deuxième guerre mondiale, on nous dit que notre monde a changé, qu’il est communiste, et qu’on a à nouveau le droit d’être ce qu’on est. On reprend confiance et on ré-affirme nos pratiques. Puis patatrac, dix ans plus tard, on nous menace à nouveau des pires maux si nous restons ce que nous sommes, nous avons l’obligation de devenir quelqu’un d’autre. Il faut souligner que les revenus et les conditions de vie de ces « minorités ethniques » se sont alors nettement améliorés. A la fin des années quatre-vingts, plus de 80% travaillent, et le taux d’illettrisme était redescendu à 10%. Les Autunois bulgares se souviennent de cette période, certains avaient une dizaine d’années. En pleine situation d’oppression, alors qu’ils étaient trop petits pour en comprendre les tenants et les aboutissants, ils ne retiennent que leurs bonnes conditions de vie en comparaison de la période suivante.

En 1990, un mouvement politique pour la reconnaissance des minorités turcophones et musulmanes de Bulgarie va peu à peu prendre une place importante dans le paysage électoral. Une partie des personnes en situation de ségrégation vont donc obtenir une force de pression politique et des lois d’ouverture aux droits. Ce parti, soutenu par la « communauté turque », les Roms musulmans et les Pomaks, devient très vite un parti politique incontournable qui représente les intérêts de tous les musulmans de Bulgarie. Dès la fin des années 90, la majeure partie des bases culturelles, linguistiques et religieuses des minorités ont été « restituées » aux groupes minoritaires, dont les droits sont à nouveau reconnus. Ainsi en décembre 1989, l’Assemblée Nationale prend la décision de permettre le « retour » aux anciens noms et prénoms qui avaient été modifiés. Ce qui explique par exemple que certains Autunois bulgares nés après 1989 n’ont qu’un seul patronyme turc. Les membres de « minorités ethniques » ont également le droit de s’associer, comme celui de communiquer publiquement (presse, radio, télévision) dans une autre langue que celle majoritaire. Ces mesures sont octroyées sans grande conviction de l’état bulgare toutefois, ce qui lui sera reproché par l’Union européenne lors de sa demande d’entrée dans l’Europe à partir des années 2000.

En l’espace de quarante ans, les personnes turcophones n’ont vécu qu’une succession de chutes brutales et d’ascensions fulgurantes de leur condition humaine et plusieurs changements d’identité, au sens strict de leurs papiers administratifs, du seul fait de leur langue et de leur religion. Les siècles de coexistence entre ces minorités et une population revendiquant un nationalisme bulgare a graduellement entrainé l’effacement des structures culturelles et sociales ainsi que des manières de vivre et de s’organiser des premiers, qui ont peu à peu adopté par nécessité ou par force des caractéristiques majoritaires de la société bulgare, sans accéder réellement aux mêmes droits.

Ces mouvements historiques brutaux et répétés contre des existences collectives déverrouillent le rapport de l’individu et du groupe à ce qu’ils sont, ils adoptent des identités flottantes et adaptatives qu’ils ne revendiquent pas. Seul compte le groupe, car seul le groupe a apporté de la protection aux personnes, quelle que soit la disgrâce dont il a été victime. Un déclassement collectif par des politiques racistes en tant qu’humains inférieurs et les impossibilités de parvenir à mieux malgré les efforts, conditionnent une tendance à ne pas chercher l’amélioration des conditions de vie. Plusieurs auteurs, sociologues, philosophes, psychologues expliquent ce phénomène. Sans entrer ici dans ces détails, il est important de relever que rester en groupe, garder la langue du groupe, habiter ensemble et utiliser des patronymes turcs, entrent pour les Autunois bulgares dans une stratégie de survie qui a fait ses preuves. Même si elle ne correspond pas à ce que demandent les autorités françaises.

Auditorium du parti communiste bulgare à Bouzloudja

S’exiler et continuer de survivre

La période de transition post-communiste correspond concrètement à une grande crise économique sans précédent : la Bulgarie a perdu 1 300 000 emplois dans la période 1990 – 2003 sur une population totale de 8 millions d’habitants. Dès lors, la libéralisation du marché, donc des prix, a généré une inflation à 4 chiffres, puis la suppression de presque tous les services sociaux ainsi qu’un taux de chômage très élevé ont conduit la majorité de la population à une pauvreté profonde et massive. Cette situation renforce la xénophobie ambiante régnant dans le pays envers ces personnes, du petit citoyen du bout de la rue aux ministres du gouvernement. Bien que la situation économique du pays ne s’améliore que lentement et faiblement, la période de « transition » de la Bulgarie s’achève politiquement avec l’adhésion du pays à l’Union européenne, en 2007. Le « problème des minorités », notamment turques et roms, a été officiellement soulevé dans ce processus d’adhésion, la Bulgarie se devant d’améliorer leurs conditions de vie et leur place dans la société.

La différence culturelle, gommée sous le régime communiste, est aujourd’hui clairement marquée voire érigée de façon absolue car considérée comme « essentielle » dans les nouveaux modes d’identification publics. Le recensement de 2011 en Bulgarie fait apparaître l’ethnicité des habitants. Une nouvelle phase de ségrégation « de fait » est à l’œuvre.
Projetons-nous dès lors dans l’exil vers la France, regardons nos institutions depuis le vécu turcophone des institutions de l’état bulgare. Anna Krasteva, politiste et sociologue bulgare spécialisée sur la politique ethnique bulgare et la transition post communiste relève en 2001 cette ressemblance entre la dernière période communiste et la France depuis la IIIe République: « Cette politique est la version communiste du projet républicain français aspirant à unir tous les citoyens indifféremment de leurs identités culturelles autour d’un idéal politique et social. » Cela peut surprendre, voire choquer, l’objectif se ressemble même si les moyens diffèrent. Pourtant en pratique, cette remarque est éclairante. Lorsque les institutions françaises brandissent aujourd’hui la langue unique comme mode privilégié d’intégration, l’histoire de la bulgarisation forcée résonne nécessairement pour un Bulgare turcophone. Et donc sa réaction dépendra de sa docilité à l’oppression passée. Les différentes familles que nous avons rencontrées dans le cadre de la recherche en témoignent.

  • Certaines familles utiliseront une stratégie d’évitement, comme elles l’ont fait en Bulgarie, n’adopter que des pratiques cosmétiques de la culture dominante pour avoir la paix. Ces personnes s’orientent dans l’exil à partir de l’expérience passée d’une promesse de progrès qui n’a pas été tenue. On leur avait promis une meilleure vie s’ils renonçaient à leur langue et à leurs pratiques. Ils ont fini dans une pauvreté ultime qui les a forcés à partir du pays.
  • D’autres ont pris l’ascenseur social. Ils ont appris à parler couramment bulgare. Ils ont bénéficié de l’école nationale et des institutions communistes. Ils leur en sont redevables et transmettent aux enfants ces valeurs. Mais l’effort à fournir en France n’est pas que d’ordre linguistique ni scolaire, c’est tout un fonctionnement administratif nouveau et très complexe, dans un monde libéral. La prise en charge est bien moindre que celle dont ils ont bénéficié dans la Bulgarie communiste: emploi assuré, nourriture assurée, vêtements donnés, etc. Et l’échec d’intégration est vécu comme une malédiction de la crise démocratique.
  • Et d’autres encore, du fait de la grille de lecture dans laquelle ils ont été construits, voient dans les assignations répétées à parler français, à décliner leur identité, à expliquer leurs origines, à répondre aux questions sur leur culture, à se soumettre à l’obligation scolaire et à l’installation dans des quartiers d’habitats collectifs, une déviance autoritariste de l’état français qui utilise, dans l’interprétation qu’ils en font, les mêmes modalités que la dictature communiste, bien loin de la visée émancipatrice que les professionnelles y mettent. Ils ne comprennent pas alors ces déviances dans « le pays des libertés », comme ils appellent la France.

Ces trois types de réactions aux demandes des institutions françaises ne sont pas exhaustives, toutes sortes d’interprétations prennent place dans cet écart entre l’histoire politique et sociale des deux pays, et dépendent du vécu familial du ressortissant bulgare.

Mosquée à Sofia

Sortir du régime d’exception

Les Autunois bulgares arrivés en nombre à Autun mettent les institutions face aux contradictions françaises sur le sujet de la reconnaissance des droits des minorités. D’un côté la France protège les droits des minorités allochtones (étrangères), par une politique de lutte contre les discriminations et le racisme. D’un autre côté, sa politique d’assimilation, selon les principes d’égalité universelle et d’unité, évolue en politique d’intégration, depuis les années 1970. Depuis 1991, elle consiste, selon le Haut Conseil à l’intégration, à susciter la participation active à la société toute entière de l’ensemble des hommes et des femmes appelées à vivre durablement sur notre sol en acceptant sans arrière pensée qu’il subsiste des spécificités notamment culturelles, mais en mettant l’accent sur les ressemblances et les convergences dans l’égalité des droits afin d’assurer la cohésion de notre tissu social. Dans les années 1990, le service public fait la place à une plus grande participation des habitants et à une démocratie locale qui tient davantage compte des particularités pour structurer l’organisation sociale, notamment au travers la Politique de la Ville. Pour plusieurs observateurs, comme la sociologue Milena Doytcheva, spécialisée sur les migrations et les politiques migratoires en France, la Politique de la ville serait une sorte de « multiculturalisme à la française ». Alors les pratiques professionnelles ont dû s’adapter et bouger de différentes manières ces dernières décennies, pour ce qui concerne la prise en charge des minorités. S’agit-il aujourd’hui de protéger les droits de ces minorités en leur permettant de pratiquer leur religion, leur langue, leur culture? Ou s’agit-il d’intégrer ces individus au peuple de la République française en leur faisant quitter le statut de minorité? Les deux, me répondrez-vous en majorité. Et c’est précisément cela qui produit de la contradiction et un sentiment d’impuissance, du côté des agents comme du côté des usagers étrangers.

Dans les prise en charge des Autunois bulgares, plusieurs professionnels et institutions expliquent la nécessité de mettre en place des pratiques adaptées à ces personnes. Ce long détour par l’histoire vise à initier chacun des acteurs de terrain au problème qui consisterait à confondre l’adaptation des pratiques professionnelles et l’émergence d’un régime d’exception.
Par exemple, un petit fait qui peut sembler anodin: plusieurs agents d’accueil demandent une carte d’identité à l’arrivée d’un Autunois bulgare: ceci part d’une volonté d’aide, identifier plus vite la personne car les patronymes slaves sont difficiles à comprendre à l’oral et se ressemblent. Puis la barrière de la langue rend impossible d’épeler le nom. Et il y a une souci de respecter l’orthographe des noms. Mais depuis quelques temps, les Autunois bulgares sortent systématiquement leur carte d’identité à l’arrivée dans n’importe quel espace d’accueil institutionnel ou privé. Ce à quoi s’habituent les agents d’accueil, qui pour certains développent d’autres pratiques, parfois discriminatoires, lorsqu’ils savent l’origine du visiteur. Sans explication ni remise à plat du droit, les Autunois bulgares finissent par considérer que l’état français utilise les mêmes pratiques ségrégationnistes que l’état communiste bulgare: « je n’ai pas les mêmes droits que les autres, je dois montrer mon identité pour accéder aux aides ». Ou bien dans une version plus optimiste: « comme je ne parle pas la langue du pays, je serai pris en charge totalement par l’état pour mes besoins de première nécessité et en échange je deviendrai français ». Beaucoup d’autres scénario issus de la vie passé peuvent naître de ces situations. Il en va de même pour toute exception faite dans le cadre d’une prise en charge: elles seront, dans le cas des ressortissants bulgares comme des autres étrangers, soumises à une interprétation qui renforcera un statut discriminatoire pour la personne prise en charge qui va peu à peu l’intériroriser. A terme, ce régime d’exception est un frein à l’émancipation et à la liberté de ces personnes. C’est par le régime d’exception qu’une société devient ségrégationniste : il y a la règle pour les uns et il y a d’autres règles pour les autres. C’est pour cette raison que ce régime d’exception est interdit en France.

Mais comment inventer de nouvelles pratiques sans se faire piéger par les contradictions des injonctions qui nous incombent? Le sociologue Olivier Noël travaille sur les systèmes de discrimination et élabore de nouveaux modèles pour l’action publique. Il montre en effet à quel point il est difficile de renverser le système de la discrimination, dans le secteur public comme dans le monde de l’entreprise, car c’est toute une chaîne d’acteurs, de dispositifs, de lois qu’il faut harmoniser. Il cite l’exemple d’un bailleur social qui met en place les mesures de la loi ELAN, et les multiples contradictions que doivent résoudre au quotidien les agents de terrain: respecter les nouveaux quotas liés aux ressources des futurs locataires sans discriminer les demandeurs. Il montre, par l’éclairage de cette situation, comment il n’est possible de mettre en place un système public d’anti-discrimination qu’avec l’ensemble des services liés à l’accès au logement (publics, privés, acteurs intermédiaires). Dans une interview pour « Place publique », Olivier Noël précise : « Les pouvoirs publics adoptent une logique de « culbuto » qui se traduit par une fuite en avant rhétorique invoquant les grands principes de la République et de la démocratie et une fuite en arrière pratique dès lors qu’il s’agit de les mettre concrètement en œuvre. Le référentiel de la politique est flou et les principes d’action sont mous car le public ciblé est inhabituel : il ne s’agit pas d’agir sur les faibles, les dominés, mais au contraire sur les dominants, ceux qui ont le pouvoir de discriminer et d’exclure ».

Le défi posé par la prise en charge des Autunois bulgares rejoint celui de l’anti-discrimination des étrangers, mais aussi des jeunes et des publics qui en sont le plus victimes.

Caroline Darroux – Ethnologue

Illustration du haut de l’article: photographie dans un quartier pauvre de Pechtera, « Chasse aux toiles d’araignée », Alexandra Clavé-Mercier, 2011.