Se soigner représente l’un des besoins de première nécessité qui permettent l’accès au plein exercice de citoyenneté d’un sujet libre de droit, à côté de la possibilité de se loger et se nourrir, de s’éduquer, de travailler et d’accéder à la vie civile. C’est pourquoi le système de soin d’un pays évolue aussi au fil des transformations de son état, il n’est pas uniquement le fruit des découvertes médicales.
On a pu observer pendant la crise sanitaire en Europe, mais aussi au niveau international, à quel point la politique de santé d’un pays est perçue par l’opinion publique comme un marqueur fort des gouvernements et de leur politique publique. À Autun et dans les environs, les problématiques liées au système de santé sont un sujet récurrent, entre pénurie de professionnels, revendications des personnels soignants de l’hôpital, dispositifs publics et municipaux pour palier aux dysfonctionnements (Maison de santé, aide à l’installation de médecins, etc.). Pour un étranger qui arrive en France, cette situation est in-envisageable tant le système de soin français est vanté dans le monde entier.
Partons par exemple de Bulgarie, où sévit comme en Roumanie, une fuite désastreuse des travailleurs qualifiés vers les pays d’Europe de l’Ouest.
Euronews met ici l’accent sur ce phénomène migratoire des élites mais occulte complètement le contexte réel du système de soin bulgare. À l’heure actuelle, un rapport de la fondation Open Society Institute donne des chiffres significatifs en ce sens : plus d’un million de Bulgares n’a pas d’assurance maladie, un tiers d’entre eux sont âgés de moins de 30 ans. La sociologue Alexandra Nacu écrivait en 2006 : « Les réformes des systèmes de santé mises en place en Roumanie et en Bulgarie à la fin des années 1990 ont eu une conséquence importante en terme de couverture de la population par l’assurance-maladie : les systèmes sont passés d’une couverture (officiellement) universelle de la population à une couverture basée sur la cotisation. En conséquence, une fraction importante de la population perd son accès au système public de soins, se trouvant, pour diverses raisons, non couverte par les assurances-maladies étatiques : défaut de paiement des employeurs publics ou privés envers l’assurance-maladie, chute hors du marché du travail légal, périodes importantes de présence à l’étranger. Les non-inscrits sont estimés de 800 000 à 2 millions en Bulgarie, selon des enquêtes des caisses nationales d’assurance-maladie. Les pauvres sont largement surreprésentés parmi les non- inscrits. » Il convient de souligner la discrimination existante envers les minorités des quartiers pauvres lorsqu’ils font appel au système de santé. En effet, si les pratiques de pot-de-vin ou autres « bakchichs », appelés en Bulgarie généralement « rushvet », sont largement partagés par tous, il n’en est pas de même pour les pratiques discriminatoires dont l’ampleur, dans les services publics, est tout aussi considérable selon les observations de terrain d’Alexandra Clavé-Mercier notamment dans le secteur de Pazardzhik et Pechtera. Questionnant plusieurs personnes discriminées sur leurs visions de la pratique de ruchvet, la réponse systématiquement obtenue par Alexandra Clavié-Mercier consistait à trouver cela « normal », ce fatalisme se retrouvant un peu partout : « Taka e ! » (C’est comme ça), ou en version romanès : « So te kerav ? » (Qu’est-ce qu’on peut y faire ?). L’anthropologue témoigne de situations de prise en charge aux urgences de Pazardzhik (qui prennent en charge les habitants de Pechtera): « on les chasse comme on chasse une mouche, d’un geste de la main, presqu’automatiquement, sans réfléchir ».
Se faire soigner en France
Lors d’une discussion avec une maman Autunoise bulgare, elle explique qu’elle a dû faire prendre en charge son enfant pour des troubles psychiques importants. Elle raconte ses diverses consultations en France et aussi en Bulgarie. Les troubles se sont manifestés en France, ce qui a empêché l’enfant de se rendre à l’école. La maman, ne maîtrisant pas le principe de justification médicale des absences scolaires, et en l’absence de médecin traitant, garde son fils à la maison et attend qu’il aille mieux. Mais cela dure. L’établissement scolaire fait un rappel à la loi. Les parents font un voyage en Bulgarie avec leur fils pour retrouver des repères face à la maladie. Ils vont à l’hôpital de Sofia qui diagnostique un trouble psychiatrique et préconise l’hospitalisation. Les parents n’ont pas les moyens et craignent « qu’il ne soit pas bien soigné », comme elle explique. De retour en France, ils prennent contact avec des professionnels et par chance, l’un d’eux est d’origine bulgare. Il les aide dans leur démarche avec l’Education nationale et propose une thérapie pour l’enfant. Dans le choix du système de soin, il ne s’agit pas seulement pour les Autunois bulgares de « saisir une opportunité ». C’est ce que révèlent notamment les différences de logiques dans leurs recours aux soins, tantôt en France et tantôt en Bulgarie, analysées par Alexandra Clavé-Mercier: « Certaines personnes préfèrent par exemple accoucher en Bulgarie, quand d’autres découvrent (et apprécient) en France le confort de la péridurale. De même, certaines maladies sont jugées par les migrants comme étant mieux soignées en Bulgarie : c’est le cas de ce qu’ils identifient comme une « pneumopathie » par exemple. On comprend donc que ce qui prime n’est pas l’accès, ni l’opportunité, mais bien l’efficacité du soin ou l’acte en lui-même, ou bien la relation, l’interaction qui entoure cet acte. »
Le personnel soignant se trouve régulièrement face à des situations de blocage vis-à-vis de l’identité donnée par les Autunois bulgares à l’entrée aux urgences ou à la maternité : « on a l’impression que ça n’a pas d’importance pour eux, ils viennent avec les papiers de leur frère ou de leur cousin, ce qui nous inquiète beaucoup vis-à-vis des transfusions sanguines par exemple. Les visiteurs disent qu’ils viennent voir La/Le Bulgare, on leur dit qu’il nous faut une identité. » L’anthropologue Alexandra Clavé-Mercier rappelle qu’il convient de souligner « l’importance que revêt, pour ces migrants, ce qu’ils appellent communément le « sotsial » (social) : les aides alimentaires, les soins à moindre coût et, plus largement, tous les services publics ou associatifs dans les domaines de la scolarité, de la santé et du social qui leur permettent un « accès à » avec une prise en considération de leurs situations économiques d’une part, mais aussi de leurs individualités, ou tout du moins de leur être, en tant que personnes. » Nombre d’Autunois bulgares parlent de « gentillesse » pour qualifier l’accueil qui leur est fait par l’ensemble des travailleurs sociaux ou professionnels français, alors que souvent les professionnels ressentent des situations de prise en charge compliquées et des réactions inadaptées de la part des usagers Autunois bulgares. Cette valorisation de la « gentillesse » française est à replacer dans la comparaison avec l’accueil qui leur est fait en Bulgarie, où leur relégation dans des ghettos et leur langue turque sont des frontières sociales. Ils sont une « minorité ethnique » et non des individus. S’ils ne font plus cas de leurs expériences négatives avec les représentants des institutions bulgares, ils valorisent positivement un fait nouveau pour eux à l’arrivée en France, produit par le système de prise en charge français: ils sont pris en charge en tant que personne, ils sont visibles en tant que personne. C’est une rupture considérable dans leurs relations avec les institutions. Lorsque l’hôpital français leur demande qui ils sont, quel est leur nom, quel maman viennent-ils voir, c’est une expérience nouvelle d’existence en tant qu’individu et plus seulement en tant que membre d’un groupe minoré. Cela peut provoquer des incompréhensions voire des inquiétudes de leur part sur les motivations de leurs interlocuteurs. L’usager Autunois bulgare qui finit par le traduire en « gentillesse » entre dans un processus de subjectivation et le début d’un accès à la citoyenneté.
Culturalisme et approche interculturelle
Dans l’exemple de la maman et de son fils malade, la proximité culturelle avec un soignant bulgare en France déverrouille l’accès au soin et le respect du droit commun. La langue est indéniablement ce qui a permis ce déverrouillage: la maman raconte qu’elle parlait à son fils dans sa chambre d’hôpital et que le médecin français d’origine bulgare, passant dans le couloir, l’a entendu parler. C’est ce qui l’a fait entrer et déclencher la relation d’accompagnement. Mais au-delà, la connaissance précise des repères de cette famille sur le sujet de la maladie, ainsi que la possibilité de rapprocher les références françaises de ces repères, ont été déterminants pour faire entrer la famille dans les démarches vis-à-vis de l’école et des institutions. Cet exemple est éclairant pour aider le déblocage des situations de prise en charge. De manière générale, le personnel soignant, tout comme les travailleurs sociaux et les enseignants, montrent une grande volonté de s’adapter et d’adapter la prise en charge aux publics étrangers qu’ils accueillent. Pour ce faire, ils sont en quête de réponse à des questions comme « comment meurent-ils?, « quels sont leurs rites de naissance? », « sont-ils turcs? sont-ils roms? », « comment se soignent-ils d’habitude? ». Les soignants adoptent également, et ce de façon très « rapide » et spontanée, un discours culturaliste en procédant à des catégorisations qui deviennent des cadres de référence dans leurs pratiques. Didier Fassin, philosophe des migrations observe cette tendance à l’échelle française qu’il nomme « culturalisme pratique de la santé publique ». Le culturalisme est un courant de pensée né aux Etats-Unis qui considère que l’individu est conditionné psychologiquement par ses habitudes culturelles. Le culturalisme, s’il démontre la capacité et le souhait d’ouverture des professionnels, est aujourd’hui critiqué par les chercheurs pour ses effets pervers dans les prise en charge. Une tendance au culturalisme va aisément pratiquer de multiples catégorisations, expliquer et figer ce que recouvre l’identité en question mais aussi ce qu’elle ne recouvre pas, créer par là des frontières dans l’appréhension de telle ou telle famille à partir de leurs caractéristiques visibles et/ou premières. Le culturalisme entraine des inégalités dans la prise en charge s’il est un prisme préalable à la prise en charge. L’approche interculturelle a l’intérêt d’éviter ces effets pervers: au sens où l’entend la psychologue clinicienne Margalit Cohen-Emerique, c’est une approche qui induit trois démarches : se décentrer de ses propres évidences, découvrir et prendre en compte le cadre de références de l’autre, et enfin négocier et permettre une médiation pour parvenir ensemble à construire un cadre commun. Le médecin bulgare de l’hôpital français a mis en œuvre une approche interculturelle du fait de sa double culture.
En l’absence de cette ressource de la double culture, des formations peuvent être mises en place pour permettre aux soignants d’approfondir cette approche qu’ils mettent déjà souvent en œuvre de manière intuitive. La phase de décentrement et la phase de négociation/médiation y sont tout autant importantes et centrales que la connaissance de la culture de l’autre.
Caroline Darroux – Ethnologue